« En 2006, je reçois un cahier Clairfontaine, rouge, épais, l’écriture y est sobre, précise, elle a le souci de la transmission. Rien n’est romancé : les quelques lignes de préface avertissent le lecteur « tout est vrai ! » est-il répété plusieurs fois. Cette chronique s’attache à la vie de la « colonie arménienne » qui s’est installée dans les années 20 à Belfort, dans l’Est de la France, suite au premier génocide du XXe siècle perpétré par le gouvernement Jeunes Turcs entre 1915 et 1916 à l’encontre des populations arméniennes et chrétiennes de l’empire Ottoman.
J’ai reçu ce cahier comme un grand cadeau. Même si c’est un lègue complexe quand il s’agit de sa propre famille, de femmes et d’hommes que je n’ai pas vraiment connus mais qui habitent mon imaginaire et fondent sans doute en partie mon identité. L’histoire du cahier dessine les contours de la vie d’un homme en particulier qui n’était jamais où on l’attendait !
Analphabète, vagabond, conteur, Hagop débarque à Marseille en 1923 et devient ouvrier à l’usine Alsthom à Belfort. On l’appelait Charlot, le Charlot de Charlie Chaplin, auquel il s’était physiquement identifié. Comme lui, il échappe toujours au pire, au méchant, à la mort, au rouleau compresseur de la pauvreté, loin de toute ambition consumériste et de réussite sociale, Hagop trace sa nouvelle vie.
Le romancier Imre Kertész écrit "La grande désobéissance, c'est de vivre sa vie". Hagop a vécu sa vie en fréquentant « les bords », a trouvé son espace de survie au plus proche de la poésie, de la tendresse, des valeurs du cœur. Il était un trait d’union à lui tout seul, entre l’occident et l’orient, Hagop.
Je suis sa petite-fille.
Des fils invisibles nous relient bien sûr. Il ne me parlait pas, il me regardait seulement, en souriant, parlant en arménien à ma mère. Je suis une femme occidentale de mère arménienne et de père suisse. Je ne parle pas arménien. Pour moi, sa présence est à tout jamais celle de l’étranger, celle d’une absolue différence, dont je suis issue pourtant. Un mystère pour moi.»